Arriver à Saint-Remèze, c’est prendre l’Ardèche par les yeux, d’abord. Les murs en pierres sèches succèdent aux lavandes ratiboisées, la roche blanche taillée à la serpe se découpe sur le ciel bleu azur de ce jour de février ensoleillé. Il est 8h du matin, Xavier déjà tourne et vire au milieu des effluves dans sa petite brasserie artisanale. Aujourd’hui, c’est brassage.
Deux billes bleues pleines de sympathie, un franc sourire et une tchatche à l’avenant, Xavier a le lien facile et la discussion animée. “C’est plus sympa avec les clients, de savoir un peu d’où ils viennent, ce qu’ils font, tout de suite ça créé quelque chose, t’es toujours surpris et puis parfois tu te rends pas compte et hop ça fait une heure que tu discutes…”.
Le flot de paroles qui coulent enchaîne les belles histoires. En 2001, Xavier et sa femme Maud, dont l’atelier de céramique se trouve à l’étage de la brasserie, achètent une bergerie en ruines qu’ils retapent pour en faire leur maison. Dès l’installation de la famille, une renarde à peine sevrée les guette régulièrement pas loin de la porte d’entrée. Ils lui laissent des restes, puis parfois quelques croquettes. Pendant 7 ans, ce rituel continue et les enfants la baptisent Rosalie. Aujourd’hui, l’étiquette de la bière de Xavier, La Renarde, est un dessin de l’animal roulé en boule, position qu’elle adoptait toujours en les attendant. La bière rousse a hérité du nom de Rosalie.
En 2015, Xavier est éducateur spécialisé, il travaille avec des mômes à problèmes et des familles dans les choux, et il aime ça. Chercher la bonne façon d’entrer en lien avec les gens, les soutenir, faire ressortir les îles de lumière au milieu des océans de galère, c’est son truc. Mais doucement, le salariat le gratte, le chafouine, le pique franchement.
En février, une sortie en montagne tourne court : la neige bloque son groupe d’amis dans un gîte. Qu’à cela ne tienne, la tablée ripaille. La maison sert une bière artisanale locale. Les papilles de Xavier s’emballent : il découvre le concept. Puis rencontre le brasseur, un électricien qui a commencé à fabriquer un peu de bière, comme ça, pour voir. L’a fait gouter à ses proches qui en redemandaient, et de fil en aiguille, l’électricien a lâché ses fils pour enchaîner les bouteilles. A la redescente, dans la voiture, Xavier a une révélation : c’est ça qu’il fera désormais. A la fête des pères, ses enfants lui offrent un manuel d’auto-construction d’une machinerie de picobrasserie. Et la vie sourit à son projet : fin août, il est viré de son boulot avec armes et bagages. La voie est libre, plus d’hésitations à avoir !
Pendant trois mois, armé de sa pioche et de sa pelle, il retape un garage à l’abandon chez sa belle-mère : dalle, murs, électricité, eau, il installe le tout et fabrique avec des pièces détachées ses premières cuves.
“J’ai été super bien accompagné par Pôle emploi. J’ai eu un peu de sous, et avec les prêts de quelques proches, j’avais assez pour les premiers investissements : les matières premières, le malt et le houblon, les bouteilles, les capsules, les étiquettes etc. En revanche, aucun brasseur n’a voulu me prendre en stage ! Du coup aujourd’hui, je prends tout le monde !”
En janvier 2016, il réalise son premier brassin. Persuadé que c’est de la piquette, il balance tout. “Maintenant, je sais qu’il était bon en fait, mais j’avais tellement pas confiance, j’ai tout jeté”. Il goutte le deuxième avec un apprenti brasseur comme lui, Gérôme, qui a depuis ouvert sa brasserie au Teil. “Eh ben, elle est bonne cette bière !”. Début avril, il se lance pour de bon, et inaugure le petit local en invitant tout le village à boire des coups. Lorsqu’il fait son premier marché à la Cascade à Bourg Saint-Andéol, il a une trouille de l’enfer. Il fait chaud, les gens veulent boire de la bière. Beaucoup l’ouvrent devant lui. Il s’attend à ce qu’ils recrachent tout par terre. Il n’en est rien, le succès est total : “je me suis fait défoncer, j’ai fait 1000 balles dans la journée”. Il continue les tests, affine son processus, prend des retours de brasseurs plus expérimentés. Sa recette est continuellement ajustée, un artisan ne produit jamais exactement deux fois la même pièce. C’est toute la magie du métier.
A partir de juin, il parvient à se sortir un salaire, et en septembre, il rembourse presque tous ses prêts. En novembre, il investit et se procure de nouvelles cuves. Par ailleurs, il constate qu’au rythme de deux brassins par jour, son corps s’épuise et ne tiendra pas. Il réduit la cadence et réorganise son temps de travail. Aujourd’hui, il enchaîne entre 50 et 60 heures hebdomadaires. Beaucoup de magasins bio locaux sont intéressés pour distribuer ses produits, mais bientôt, il commence à en refuser. Pour rester rentable, il doit s’assurer une partie de vente directe qui lui permet de réaliser une plus grande marge.
Xavier a la volonté de rester “petit”. Lorsqu’il a commencé, l’Ardèche comptait 20 brasseries artisanales, aujourd’hui elles sont 30 sur les 1400 disséminées partout en France. “Petit” pour Xavier, cela signifie ne pas dépasser 150 hectolitres (15 000 litres) par an. Produire cette quantité de bière à l’année lui permet à la fois de vivre confortablement de son activité, de vendre son produit à des prix abordables, de ne pas avoir besoin d’automatisation, et de laisser la place à d’autres brasseurs qui voudraient faire comme lui. Grossir ne l’intéresse pas.
“Quand on pense qu’une brasserie artisanale est déclarée comme telle à partir du moment où elle produit moins de 2000 hectolitres par an… C’est énorme ! Pour produire une telle quantité, tu es obligé d’avoir des machines qui font tout pour toi, tu ne brasses plus à la main, tu appuies sur un bouton et tu regardes l’écran d’un ordinateur. C’est pas ma conception du métier. Ce que je défends, c’est un mode de production qui permet à beaucoup de petites unités de coexister, dans un esprit de coopération plutôt que de compétition. La diversité c’est plus riche, ça permet d’avoir un large choix de bières et d’en changer selon le territoire où tu es.”
L’éthique de l’artisanat rejoint celle de la qualité des produits. Les bières de Xavier sont bio, et ses matières premières proviennent d’une malterie qui est également étrangère aux processus industriels. Même son étiqueteuse est une machine traditionnelle en bois, qu’il faut actionner avec une manivelle.
“C’est pas le folklore qui m’intéresse, c’est le lien avec les objets et ce que l’objet créé avec les gens. Lorsqu’ils voient cette machine, d’abord ils la trouvent belle. Ensuite ils ont envie de la toucher, de tourner la manivelle. Cela ouvre leur cœur, c’est un plaisir de l’utiliser, beaucoup plus que d’utiliser une étiqueteuse automatique qui exige un réglage millimétré.”
Xavier fait l’effet d’une cellule au cœur d’un grand organisme vivant où s’entrecroisent et s’enrichissent harmonieusement les logiques spirituelles, économiques, sociales et environnementales. On sent chez lui, au delà de son amour des choses bien faites, un lien émotionnel fort avec ce qui l’entoure, qu’il exprime particulièrement dans sa pratique de brasseur. Lorsqu’il explique son métier, il s’attarde sur les sensations sensorielles, les odeurs, les goûts, les textures. Sa brasserie résonne de chants traditionnels et religieux indiens. Au dessus de la porte qui protège les cuves où la bière brassée fermente, un portrait d’Amma, figure spirituelle hindoue, contemple les clients de la boutique et les virvoltements de Xavier. Un grand MERCI est inscrit en lettres oranges sur chacune des cuves où repose la bière.
“Quand je finis un brassin et qu’il est finalement installé dans sa cuve, je prends un temps pour manifester ma gratitude, à l’idée de tout ce qui a été nécessaire pour que je puisse brasser cette bière : les matières premières qui ont été cultivées, récoltées, transformées grâce au travail des hommes mais aussi de la terre. L’infinité de choses qui font que l’existence de ce brassin est possible mérite une gratitude que j’ai besoin d’exprimer, parce que cette bière me fait vivre. On en revient à la différence entre le processus industriel et le processus artisanal. A mon sens, avec la mécanisation, le produit perd en qualité. Quand tu mets ton énergie vitale dans un truc, ça se sent. Le processus industriel, c’est de l’énergie mécanique, c’est parfois nécessaire, mais ça ne produit pas le même résultat.”
Le brassin du jour continue de mijoter, de cuve en cuve, d’un pallier de température à l’autre. Lorsque le sucre a été extrait des céréales et que le brassin est prêt à intégrer la cuve de fermentation, il reste au fond un épais substrat de grains : les drèches. Ce déchet est valorisé en local. Les vaches de la voisine s’en régalent. D’ailleurs, Cyril et Valérie passent une tête. Ils sont venus acheter de la bière bien sûr, mais cherchent aussi de la levure pour leur élevage d’escargots. Ça discute ferme sur la possibilité de recycler les levures de Xavier, qui se déposent au fond des cuves à la fin de la fermentation. La brasserie La Renarde et la bonne humeur de son propriétaire éclairent la vie du village. La factrice klaxonne en passant, “c’est notre code” sourit Xavier. On vient poser une affiche pour un concert sur le panneau installé à l’entrée. Paulette, vieille dame à la folie douce passe deux fois par semaine conjurer sa solitude entre la boutique de Xavier et l’atelier de Maud. Comme elle, le soleil achève sa course quotidienne. La lumière baisse. Après le lavage intensif des cuves et la préparation de la journée “mise en bouteille” du lendemain, le brasseur amorce doucement la tombée du jour. Les personnages qui se sont succédés dans le petit local résument bien le quotidien des villages ardéchois vivants. Là où les activités locales germent, les liens se maintiennent et la vie est belle.