Vincent, entre agriculture industrielle et liens ancestraux

Les vallons de la vallée du Mouzon, en Haute Marne, gondolent l’horizon. Les feuilles rougeoient les collines sous le soleil de l’automne. Vincent, la quarantaine bien en chair, fait visiter son exploitation comme d’autres feraient visiter leur château. Ses yeux s’allument, sa passion ressemble à son rire, gargantuesque, juste à portée de cœur. Son histoire résume la schizophrénie actuelle autour de l’agriculture industrielle,  un écosystème hérité de la paysannerie ancestrale, transformé par la réorganisation d’après-guerre, à cheval entre entreprise, monde vivant et territoire.

Une entreprise familiale prise en étau : grandir ou mourir ?

L’exploitation des frères Morlot compte à la louche 550 têtes pour une production de viande et de lait, dont 120 vaches laitières et autant de veaux noirs qui viendront renouveler le cheptel, une cinquantaine de vaches allaitantes charolaises, élevées pour la viande et une cinquantaine de veaux charolais. Mais la rentabilité de cette production est extrêmement précaire.

En 1974, un tracteur acheté, c’était équivalent à 7 bœufs. Aujourd’hui un tracteur neuf ça vaut 180 bœufs.

” Pour faire de la viande qui marche, il faut du haut de gamme, et encore la viande ne m’apporte aucun revenu, je ne gagne rien. Le lait permet de gagner un peu plus d’argent que la viande. Mais ce sont ceux qui font les fromages, comme Caprice des Dieux, l’usine laitière connue du coin, qui fixent les prix en fonction des cours mondiaux. Avec le lait on est descendu jusqu’à 290 euros/ 1000 litres au pire de la crise. Aujourd’hui c’est 355 euros, mais ça peut changer du jour au lendemain.” La rentabilité de l’élevage s’est extrêmement dégradée au cours des années. “En 1974, un tracteur acheté, c’était équivalent à 7 bœufs. Aujourd’hui un tracteur neuf ça vaut 180 bœufs. Mon père, dans les années 70, il achetait des bêtes en maigre qu’il engraissait en pré et les revendait et ça payait la construction d’un bâtiment. Aujourd’hui le prix des bâtiments a explosé et celui des bêtes s’est effondré…” .

L’agriculture a toujours été une activité tributaire d’aléas difficiles à maîtriser pour les paysans. Aujourd’hui, en plus de la météo, des épidémies, ils subissent des contraintes extérieures de plus en plus lourdes qui réduisent petit à petit leur autonomie, jusqu’à parfois les étrangler : la volatilité du cours des céréales et du lait, les normes liées à la sécurité alimentaire, à la protection de l’environnement, au bien être animal, les montagnes de paperasse nécessaires à la justification de la plus petite subvention… Même s’il n’emploie pas ce mot là, quand on écoute Vincent, on comprend qu’une exploitation agricole est un écosystème où chaque élément a sa raison d’être. Au risque de sombrer, l’évolution doit être permanente. Après guerre, l’agriculture intensive a été privilégiée, l’écosystème est devenu systémique, les paysans ont perdu la main, et le lien avec l’écosystème territorial local s’est peu à peu atténué, voire totalement dissout.

Pour nourrir ses bêtes, Vincent cultive du blé, de l’herbe, du maïs, des petits pois. Il produit également 25 hectares d’orge de printemps qu’il vend en brasserie pour faire de la bière.

“Normalement je vends 30 hectares de blé par an, mais cette année j’le garde, j’en ai marre des marchands. Après pour nourrir tes animaux t’achètes de l’aliment, tu connais pas la qualité de ce qu’il y a dedans, autant garder ton blé. Et puis, dans le monde agricole, tu négocies jamais ton prix de vente. Du coup t’es totalement dépendant de ceux qui te prennent ta production. Demain, s’ils ont envie de te faire crever, ils le font. Et puis le paysan est tellement orgueilleux qu’il te dira toujours qu’il a payé moins cher ceci, moins cher cela, jamais t’auras un coût de production réel… Et alors comme en plus la chambre d’agriculture qui suit ton dossier et tes statistiques veut que tu restes dans les clous, elle aussi elle t’encourage à rogner sur les coûts réels de production pour rester dans les cases… Moralité les chiffres qu’on sort correspondent jamais à la réalité ! Nous ce qui est sûr, c’est que sans la “metha” ce serait hyper raide financièrement. On a eu de grosses périodes de vaches maigres” sourit-il.

“La métha”, pour méthanisation.  Un élément tout nouveau de l’écosystème de l’élevage, qui rapporte des sous et fait faire des économies, améliore le confort des bêtes et “durabilise” en partie la culture des céréales et l’élevage en produisant une énergie renouvelable, le biogaz, et un fertilisant, le digestat.

Il y a quelques années, Vincent regarde C’est pas sorcier, l’émission de Fred et Jamie qui expliquent qu’en Afrique, on fait du feu grâce à de la bouse de vache et qu’on peut produire de l’énergie encore plus efficacement à partir des déjections animales, grâce au processus de méthanisation. C’est la révélation. Le projet , qui va dans le sens voulu par les nouvelles subventions “agriculture durable”, mettra 5 ans à murir et valent aux frères Morlot quelques nuits blanches.

Le soir où j’ai signé le papier, 1,2 millions d’euros d’emprunt, j’ai mal dormi… Je me suis dit, si ça marche pas, je perds ma ferme, ma femme, je suis à la rue…” rigole-t-il. “Bon maintenant tout le monde veut le faire ! Nous on a essuyé les plâtres, on faisait partie des premiers du département. Tout est rentable dans cette affaire : on recycle les effluents d’élevage et le haut des silos de maïs et d’herbe ensilés qui sont toujours un peu pourris, donc on ne donne plus cette partie là à manger aux animaux. Parfois on recycle aussi les déchets d’autres industries, comme les eaux grasses des fabricants de moutarde qui ne savent pas quoi en faire, c’est très difficile à retraiter. Ensuite grâce à cela on produit de l’énergie (qu’on revend à EDF), de la chaleur (ça nous permet de chauffer la maison, celle du voisin, le bâtiment des veaux comme ça ils sont plus confort l’hiver, et le séchoir. Et on a encore de la chaleur à distribuer…), et de l’engrais avec le digestat. Donc au lieu d’acheter des engrais chimiques qui me coutent un bras, j’mets ça et mon sol et mes plantes aiment, elles sont plus vertes que le champ du voisin ! Après les voisins sont contents, y a plus d’odeurs, ça sent rien ! Et tout le monde nous disait : ça va vous prendre du temps, vous allez pas vous en sortir. Moralité : on en gagne du temps.”

L’ADN paysan, la défiance face au lointain, l’attachement viscéral à la terre et au territoire

Contrairement à beaucoup d’éleveurs, les Morlot ont sorti la tête hors de l’eau. Mais derrière cette réussite, la désillusion est bien là. Vincent résume à lui seul l’ADN du monde paysan traditionnel. La défiance à l’égard de l’État est palpable. Avec l’effondrement de François Fillon aux dernières présidentielles, le dernier représentant institutionnel de cette France a disparu, la méfiance à l’égard du politique n’a jamais été aussi forte.

“Moi j’le dis y’en a marre, et ça va péter c’est sûr. L’Macron, il fait d’la politique que pour les villes. Ya rien pour nous. Le seul moyen pour que la France se r’lève, c’est qu’on fasse comme en Belgique, qu’on n’ait pas de gouvernement. Les impôts, on sait pas où qu’y vont. On devrait les réinvestir ici, dans notre région, ça me poserait beaucoup moins de problème d’en payer autant s’ils étaient réinvestis localement.”Les administrations et les corps intermédiaires n’ont pas meilleure presse. “Pour moi le syndicats c’est zéro, y font rien. Moi j’y allais pour boire des coups, mais même ça… Maintenant j’y vais plus.”

Transmettre dans le monde paysan c’est devenu très dur. Mais quand on a ça dans l’sang, c’est comme ça, ça s’discute pas.”

Le  paysan ne quitterait sa terre pour rien au monde, mais sa femme Flavie met 45 minutes pour aller travailler. Même distance pour aller chez certains médecins spécialistes. Beaucoup de jeunes sont internes, le lycée est trop  loin. Lorsqu’il neige, les locaux connaissent les routes à prendre (celles qui sont empruntées par les cars scolaires et les camions qui collectent le lait) et celles à éviter (les autres, qui ne sont pas déneigées).

Nous on est heureux ici, même si je fais beaucoup de voiture, c’est au milieu de beaux paysages, au lieu des bouchons. On s’adapte, y a de l’entraide, de la solidarité. Par exemple le frère de Vincent travaille bénévolement pour une coopérative, la CUMA, qu’on a monté pour mutualiser l’utilisation des matériels agricoles et la répartition équitable des matières organiques issues de l’industrie. On encourage les enfants à voyager bien sûr, pour voir ailleurs et s’enrichir, mais certains reviennent, ils sont attachés à la famille ou à la terre.” précise Flavie. Vincent renchérit “mes fils veulent reprendre la ferme, bon, mais c’est pas un cadeau qu’on leur fait. Aujourd’hui elle vaut tellement d’argent qu’il  faudra qu’on leur en donne une partie, sinon seuls, ils pourront jamais. Transmettre dans le monde paysan c’est devenu très dur. Mais quand on a ça dans l’sang, c’est comme ça, ça s’discute pas.”

L’attachement à la terre est viscéral… et à la propriété également ! “Ces zadistes qui récupèrent des terrains pour les cultiver, c’est pas ça la vie, ils appartiennent à des propriétaires ces terrains…”

L’amour des bêtes, le cœur du métier d’éleveur

Faut l’amour de la terre et des bêtes pour faire ce métier. Faut comprendre les bêtes. Faut vivre animal. Elles sont comme nous les bêtes, elles sont mieux quand on respecte leur rythme.

Vincent est né ici. Son accent chante les terres de l’Est. “La ville, moi j’pourrais pas. Les bouchons, le monde, j’pourrais pas. Ici c’est ma terre. La terre, tu la connais, tu la travailles, t’y es attaché plus que n’importe quoi d’aut’. Les gens qui grandissent pas là d’dans, y peuvent pas comprendre… Avec mon frère, on a r’pris l’exploitation du père. Il est mort l’année dernière au volant d’son tracteur à 74 ans. Les enfants ont tenu à met’ un miniature, la même marque exactement, avec une vache, dans son cercueil. Ça résume toute sa vie, le tracteur et la vache. Le père, il a arrêté l’école a 14 ans, mais l’élevage, il avait ça dans le sang. C’était un très bon éleveur. Il a tout appris à mon fils qui passait son temps dans ses jambes. Faut l’amour de la terre et des bêtes pour faire ce métier. Faut comprendre les bêtes. Faut vivre animal. Quand j’veux les changer de pré par exemple, j’y vais tôt l’matin. Il fait frais, elles sont d’accord pour faire l’effort. Quand il fait chaud tu les bougeras pas ! Faut trouver la plus gentille, tu la caresses et les aut’ suivent. La plus conne vient toujours après la gentille. Elles sont comme nous les bêtes, elles sont mieux quand on respecte leur rythme. Mes bêtes j’les connais toutes, et à l’œil j’vois si y’en a une qui va pas bien. C’est sûr, on travaille beaucoup mais on aime ça ! Faut que y’ait de l’action. C’est sûr que paysan, c’est un métier passion. “

Samedi soir, c’est raclette chez les Morlot. Les amis débarquent presqu’à l’improviste, ambiance voisinage truculent et bonne franquette. L’apéro s’éternise. On attend Vincent qui aide le vétérinaire à découper  et sortir un veau mort du ventre d’une vache. Il est 21h30 quand il sort de la douche. Le sourire fuse quand il entame sa bière “Je l’ai bien méritée !”, mais on sent qu’il est touché. “Celle-là, si elle s’en sort, c’est un miracle… J’aime pas faire ça.” Et puis on parle d’autre chose, parce que Vincent n’est pas du genre à s’appesantir sur les sujets plombants. La bière est bonne, les amis joyeux, le fromage coulant, ce soir c’est la fête ! “Nous on aime ça, faire la fête ! Pis ici c’est bien y’a personne ! Tu mets un chariot au milieu des prés avec du son, t’emmerdes que les sangliers !”

 Il vient de finir sa semaine, qui recommence le lendemain dimanche à 6h du matin. Les frères Morlot sont d’astreinte un dimanche sur deux. “Mais même quand t’es d’astreinte, sauf si y’a un problème, le dimanche tu bosses deux heures le matin, deux heures le soir, c’est léger, t’y vas tranquille. Avec mon frère, on a toujours respecté les dimanche. Et puis nous, on est deux. Ça change. Mon père, il était tout seul. Un jour il s’est fait casser les reins par une vache, il a pas pu se faire soigner parce qu’il n’avait pas le temps, du coup il s’est usé les hanches et il a toujours eu du mal à marcher depuis ça.”

“Les vââches”, le mot tourne et roule dans ses joues rebondies. “Le bio, c’est bien le bio, mais nous on aime nos bêtes. En bio t’as un abcès, tu fais rien ! Sinon tu dépasses ton quota d’antibio direct. Et l’animal il souffre. Moi c’est pas ma conception du métier… Moi j’regarde pas à la dépense pour soigner mes bêtes, j’fais de l’acharnement thérapeutique. Je suis trop sentimental, quand tu soignes un veau qui vaut 20 euros et qu’tu lui mets 60 euros de médocs, c’est sûr, c’est pas rentable… Je fais de l’élevage, c’est pas pour laisser crever les bêtes.”

Le métier demande maintenant une somme de compétences très pointues et toujours à enrichir : il faut allier les qualités d’un chef d’entreprise toujours à l’affût des nouvelles opportunités, gérer et enrichir la génétique de son cheptel et la chimie de son sol et du méthaniseur…  L’organisation économique agricole héritée du temps où il fallait nourrir l’Europe après une grande période de disette a produit les paysans traditionnels d’aujourd’hui. Écartelés entre la nécessité d’allier des compétences de plus en plus pointues dans de multiples domaines, le sens de la terre en héritiers d’un lien viscéral au territoire et aux animaux, et le modèle “grossir ou mourir” qu’ils doivent adopter pour faire survivre leur exploitation, les paysans souffrent. Leur expérience et leur attachement au territoire se perdent, tout un monde de liens sombre. Au delà des clivages classiques entre les tenants de l’agriculture traditionnelle et ceux de l’agriculture biologique, entre la logique des grandes exploitations et celles des petites, ce qui frappe dans le parcours de Vincent, c’est tout ce que les paysans, quels qu’ils soient, ont à apporter aux dynamiques territoriales locales, par le lien unique et profond qui les unit à leur terre et à leurs bêtes.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *