Se rendre à Saint Michel de Chabrillanoux, c’est déjà prendre du rêve en intraveineuse, une introduction visuelle qui prépare (ou pas) à ce qui nous attend. Les mirettes sont éblouies par la splendeur des dix kilomètres de route sinueuse qui relient le village à la vallée de l’Eyrieux, un petit bout du monde à lui tout seul. Et contrairement à de nombreux bouts du monde désertés ou aseptisés, ici, l’âme du lieu est bien vivante, vibrante, tonitruante.
On arrive au “Foyer”, une salle qui fait un peu salle des fêtes mais dont l’histoire, et même la construction, sont étroitement liées au collectif qui nous a attirés dans ce lieu hors du commun : le Foyer des Jeunes (ou moins jeunes) et d’Éducation Populaire Saint Michel Saint Maurice. L’association naît en 1969 pour ouvrir des horizons aux jeunes : la culture, aller voir du pays, faire du ski, des activités inaccessibles sur ce territoire rural reculé. Le festival est une façon de remplir les caisses, pour financer ces projets. Avec les années, une publication La Chabriole est née, et l’association continue d’animer la vie locale. Le festival de la Chabriole existe depuis 1975. Il a lieu tous les mois de juillet et a accueilli les meilleures affiches de la scène française et parfois internationale.
Monique, déesse mère de ce joyeux bordel, à la voix qui porte et au caractère bien trempé, nous accueille bouleversée. “J’étais au cimetière mettre de l’eau sur les fleurs, avec cette chaleur tu te rends compte… J’ai perdu ma maman il y a deux semaines.” . Si Monique a perdu sa mère, sa fratrie, Jean-Claude, Gilbert, Piou et Mireille ont également perdu la leur, leurs enfants leur grand-mère, sans parler de la flopée de petits enfants et autres cousins qui constituent cette énorme tribu familiale des Pizette. “A l’enterrement, toute la vallée est venue, 150 personnes, des cousins qu’on connaissait même pas… ” “De toute façon, les Pizette, ici, tu secoues un arbre il en tombe trois…”. On comprend que cette association, ce foyer et ce festival, c’est d’abord et avant tout une histoire de famille, une famille de sang pour certains, mais avant tout une famille de terroir, une famille de vallée et de villages, reliée par l’héritage du lieu qu’ils partagent. Les liens se croisent, s’empilent et se déplient sur de nombreuses couches. Certaines remontent à plusieurs générations. La force et la multiplicité de ces liens en font un trésor collectif et territorial rare, mais constituent un défi pour l’individu : comment trouver sa place quand on vient d’ailleurs ? Comment à la fois s’émanciper et tenir son rang quand on est né dedans ?
L’accueil des ardéchois que nous sommes (“mais pas d’ici quand même“) suit un processus rituel qui passerait dans les villes pour une marque déplacée de chauvinisme, et rempli pourtant “l’étranger” d’une chaleur humaine rare.
“Vous êtes d’où exactement ? Né en Ardèche ou pas ? Moi ma fille elle est née à Guilherand Grange, pas à Valence (dans la Drôme), parce que moi je suis né à Valence et du coup je me suis fait emmerder”.
L’identité du cru, c’est essentiel, ça pose la base des échanges. On sent qu’une bonne partie des histoires et des codes nous échappe, en revanche, à la Chabriole, il en est un qui se veut universel : “On boit un coup ?” question ritournelle rituelle. Impossible de croiser le moindre copain sans trinquer.
Il est 19h, le festival commence le lendemain, et le montage du site est moins avancé que l’apéro, encore que…
“Au début on garait un camion, on tombait les ridelles et puis ça faisait la scène, y avait pas plus que quelques centaines de personnes. Après ça a commencé à grossir, on a fini par mettre une vraie scène, et on a suspendu le son à deux manitous, pratique !”
Certains yeux sont déjà flous, et les trognes affichent des mines réjouies, dans le jus du cru. Les femmes s’activent à la cuisine et ça gueule qu’il faut manger pour éponger. C’est le drame, la friteuse neuve qu’on vient d’acheter ne veut pas s’allumer. En attendant les frites, les hommes chantent les femmes et la terre, à l’ancienne, et on vibre à l’unisson. Selon les lunettes qu’on chausse, on peut y voir chauvinisme et misogynie, ou convivialité et authenticité. Les voix rauques et chargées clament l’Ardèche et défient le parisien :
Moi la montagne est mon décor dès le soleil levant
Qu'elle est jolie quand je m'endors la chanson du vent
Le soleil chauffe-t-il encore le pavé parisien
Chez moi quand il brille au dehors
Y aura du bon vin
Les ardéchois, les 07
Vous dites que l'on retarde un peu
Qu'on a l'air un peu bébête
Paraît qu'on est des culs terreux
Alors pourquoi dans cette Ardèche
Sur ces cailloux et dans ces fleurs
Vous venez y frotter vos fesses
C'est vrai que ça leur donne des couleurs
Et chez nous quand on boit un verre
Mais c'est toujours entre copains
C'est pas dans les salons d'affaires
On connaît encore nos voisins
Les paysans ça tire-bouchonnent
A la santé de vos bouchons
Et de votre air qui embouconne
Chez nous l'air et le vin sont bons
La friteuse réparée, les denrées circulent et les rires gras également. Le pastis et le rouge qui tâche coulent à flots. Toutes les générations sont représentées. On sent confusément une forme de respect dû aux anciens. Il n’y a pas d’organisation centralisée, chacun sait ce qu’il a à faire, et si tu sais pas, “on boit un coup ?”.
“Et toi t’es responsable de quelle zone alors ?” “Ooooh là ! Chuis responsable de rien moi !”.
Chacun occupe son rôle, sillon creusé d’année en année, “moi quand j’étais petit, j’étais déjà sur la scène” rigole Robin, deuxième génération, qui s’occupe du plateau. Quand on a trouvé sa place, on la garde, on la défend même, quitte à gueuler, quitte à servir des demis jusqu’au bout de la nuit sans remplacement…
“Là c’est mon coin du bar tu vois ?”. “Faudrait peut être qu’on réfléchisse à s’organiser différemment, mais bon, déjà s’organiser c’est un grand (gros ?) mot…”.
Personne n’est dupe. Il règne ici un mélange de traditionalisme conservateur rural et d’anarchie libertaire rafraichissante, paradoxe qui traverse les individus comme le collectif, sans que personne ne semble s’en préoccuper le moins du monde. On est ici pour vivre (et boire des coups), nom d’un chien, pas pour se faire emmerder. En revanche, on s’engueule, ça oui !
“Pff les réunions… Les réunions c’est chaud ! Et ça gueule et ça gueule ! Et ça dure des heures…”
L’apparition de la vaisselle consignée (barquette à frites et écocups) pour limiter le carnage de la déchèterie à ciel ouvert qu’a été pendant des années le site du festival au petit matin, a provoqué des heures de débats houleux. Changer quelque chose ! Vous n’y pensez pas ! On a toujours fait comme ça ! Le “progrès” entre à la Chabriole par la petite porte. Les jeunes modernisent la programmation, font des play-list pour la journée du dimanche et la fête au village. On organise le bénévolat avec des tableaux, ce qui permet de mieux intégrer les nouveaux. Les choses évoluent mais de façon suffisamment limitée pour conserver l’authenticité unique de ce festival.
Les leaders ne sont pas des chefs, ce sont des voix, un charisme, une parole. Le patriarche, Jean-Claude, aîné de la fratrie Pizette et président du FJEP, est loin d’être le plus conservateur de la bande. Il a l’œil du cœur et la finesse du sage à qui on ne la fait plus. Il connait bien son monde. D’ailleurs, le voilà qui se lève pour son allocution traditionnelle. Ça “chhhhhhtttt” pour laisser porter sa voix qui flageole légèrement. La modernité ébouriffante de ce presque septuagénaire est résumée par les trois points de son “propos“. D’abord, on trie les déchets et on montre l’exemple en jetant les mégots dans la poubelle. Ensuite “chaque bénévole est bénévole comme il l’entend, à sa mesure. Chacun sa contribution, et sa place, sans jugement, on accueille aussi les nouveaux”. Enfin, “ce soir, pas d’accident comme l’année dernière où trois voitures ont fini dans le fossé dès le vendredi soir, vous êtes tous co-responsables, on ne prend pas la route quand on a trop bu”.
Le lendemain samedi, c’est festival, on commence tôt. Au rouge. Tout est internalisé : pas de foodtruck, on sert sandwichs et frites faits maison. Alors un panneau l’indique au dessus de la fontaine, à 14h30 c’est corvée de patates sur la place du village pour qui veut. L’année dernière, entre les frites du samedi soir et la bombine du dimanche, une tonne y est passée.
A 18h30, la chaleur est toujours écrasante, mais le site commence doucement à se remplir. Il yen a pour tous les goûts : anciens, bandes de fêtards, arrachos ou familles, le site accueille chacun et tous puisqu’au dessus du théâtre en pierre qui entoure la scène, un champ immense grimpe à l’assaut de la colline. La scène se dessine sur une vue splendide des Trois-becs dans le soleil couchant. Le lieu dégage une magie surannée. Le public et la programmation mélangent les styles et mixe les genres. Le premier groupe Graine de sel, passera tout le week end à Saint-Michel à écumer les bars, on les sent dans l’ambiance. Flavia Cohelo et son accent chantant fait le bonheur des hommes derrière les tireuses “Oh la belle !…”. Juste après la jolie brésilienne, Jean-Claude monte sur scène pour son allocution traditionnelle. Il évoque la création du foyer, concomitante à Woodstock et à “l’année érotique” de Gainsbourg, mentionne comme toujours l’actualité politique, remercie les bénévoles et rappelle les consignes d’usage : attention aux incendies et à l’alcool au volant.
Le public se scinde alors en deux tendances nettes : les habitués et les coups d’un soir. La communauté de la Chabriole, ceux du cru, viennent avant tout pour le festival, son ambiance et la convivialité du collectif organisateur plus que pour l’affiche. Pour eux, le discours de Jean-Claude, tignasse blanche et bandana rouge, est un incontournable de la soirée. Certains viennent fidèlement depuis 30 ans. Une bande de Nantais, mentionnés dans le discours, abonnée depuis 15 ans est l’auteur de la chanson hommage du public aux organisateurs, reprise en boucle tout le weekend : “c’est les 44 ans de la Chabriole allez allez, on remercie les bénévoles d’la Chabriooooole, allez allez…”. Et puis, il y a les autres, les coups d’un soir, ceux qui ne pigent rien à l’identité du cru, ceux qui sont venus pour les Fatals ou Hilight Tribe, groupe trans acoustique ( “Hilight Treebe” dira Jean-Claude) et trépignent sans comprendre la richesse, la rareté et la beauté de ce genre de moment… Du côté des anciens, on n’adhère pas : “cette musique, c’est pas ma came, franchement c’est du bruit, comment ils font pour écouter ça ces jeunes, pendant des heures ?”.
Quant aux Fatals Picards, on peut difficilement trouver un groupe plus aligné avec les mots de Jean-Claude…
“Mon père était tellement de gauche qu’à son mariage dans l’église/On chantait l’Internationale, les femmes portaient des faux cils/Mon père était tellement de gauche, on a eu tout pleins d’accident/Il refusait la priorité à droite systématiquement.(…) Et même si tout ce que je raconte n’est pas tout à fait vrai/Le socialisme comme paradis nous on y croyait/Mon père était tellement de gauche, que lorsqu’il est parti/La gauche est partie avec lui…” .
Ils laisseront d’ailleurs dans le livre d’or une trace qui ne laisse aucun doute : “Vous êtes de grands malades, ne changez rien” “Ils se trompent pas hein…” sourira le bandana.
Les fourmis rouges s’agitent derrière le bar. Ça sert des bières à la volée, les fûts vides s’entassent. Un festivalier s’émeut : “j’ai perdu mon bracelet pendant le pogo !” “Eh ben moi j’y ai perdu ma virginité, alors… Non mais font chier aussi, on s’en fout c’est ouvert !… “. Les portes du festival s’ouvrent assez tôt dans la soirée : “on s’en fiche, on va pas se faire chier avec la billetterie et l’entrée, on a fait notre chiffre…
Et tout est à l’avenant :
“D’ailleurs le bar, il ferme à quelle heure ?” “Il ferme pas ! Tant que les gens veulent boire ils boivent, on va pas les empêcher de boire des coups non ?!”.
Les festivaliers, habitués, résignés à être des vaches à lait dans les festivals à l’esprit plus commercial, ressortent séduits par cette ambiance où la convivialité est le maître mot. De l’autre côté du bar, on s’étonne en écho :
“Ce qui est extraordinaire aujourd’hui, c’est que les gens ne réclament plus ! Ils payent, ils payent, mais ils ne négocient plus. Avant pour un demi fallait en payer un ! Fallait offrir des coups. Maintenant tu veux finir ton fût, tu leur donnes tout gratos, ils comprennent pas !”
Les mentalités s’entrechoquent dans un fracas de tradition et de modernité qui, en alliant autonomie, territoire et convivialité, donne à ce festival son cachet si particulier.
“Qui gère la sécurité ?” demandent les condés, “c’est nous !” répond en chœur le FJEP, donc en résumé : pas de fouille professionnelle, mais un comportement collectif relativement responsable de la part de la communauté festivalière.
“Ça aussi ça a beaucoup changé, avant on était 500, 1000 et on se foutait sur la gueule toute la soirée… Maintenant on est presque 5000 et ça se castagne pas !”.
L’année dernière au camping, un homme a été pris en flagrant délit de matage des filles sous la douche. Les flics ont rappliqué.
“Moi j’te l’dis, j’aurais pas appelé les flics… Un cas comme ça tu lui casses la gueule, point. Affaire réglée.”
En 44 ans, dans ce foutoir gigantesque, avec si peu de cadre, de limites, d’autorité, aucun accident majeur n’est à déplorer. Les deux meilleures histoires de galère majeure sont récentes : un 4X4 rutilant faisait la course dans le pré et a fini dans l’étang, et un festivalier malchanceux s’est coincé la peau des couilles dans un barbelé récalcitrant. Buvons un coup à leur santé !
La Chabriole, c’est un des plus vieux festivals de France. C’est aussi un des rares totalement indépendant.
La Chabriole, c’est deux journées. Le samedi sème un festival musical à la programmation moderne sur un site dément. Le dimanche cueille la fête au village avec bar sur la place, concours de pétanque, fléchettes, manège en bois, crêpes de l’amicale laïque, feu d’artifice, concert en chanson et DJ. Pour conclure le week end, et mettre en joie les estomacs, l’incontournable bombine, à base de patates et de porc, est mijotée dans d’immenses chaudrons, pour fournir 900 repas.
La Chabriole, c’est le rendez-vous du lundi midi pendant le démontage où tout le monde est bien amorti, pour le bilan sous le marronnier de la place du village. C’est le moment (évidemment) où on boit des coups et où Jean-Claude annonce “un bénéfice substantiel, que de nombreux festivals subventionnés nous envient!” .
La Chabriole, c’est ce mélange de rugosité chauvine farouchement autonome à l’ancienne, de convivialité rigolarde et alcoolisée qui alterne les gueulantes et les chansons, et de joie pure de se retrouver pour fabriquer la fête en la faisant, depuis 44 ans.
Les jeunes glissent parfois : “on est un peu attardés ici, en retard par rapport à comment ça s’fait ailleurs, ça peut créer des tensions“. Ce “retard”, ces valeurs désuètes, ces mentalités à l’ancienne empêchent parfois les individus de se libérer des carcans sociaux ou territoriaux. D’un autre côté, ces mêmes valeurs portent en elle le diamant qui a souvent disparu ailleurs : le sens du collectif, du faire, du être et du vivre-ensemble; et le sens du territoire, l’appartenance à un lieu, qu’on défend, qu’on aime et qu’on respecte. Ces valeurs sont en essor partout. On ne sait plus quoi inventer pour recréer de la convivialité qui déserte tous les lieux publics, le lien social se désagrège, on se retranche derrière sa clôture, on en vient à recréer des communautés autour des ronds-points pour boire des coups !
La Chabriole, à la croisée de deux époques, au cœur de la mutation humaine en cours, ne serait-elle pas finalement aussi rétrograde qu’avant-gardiste ? Un petit îlot de paradis, une zone d’utopie temporaire ? En tout cas, pourvu que ça dure… On boit un coup ?
Toujours aussi super à lire et ça reflète bien l’ambiance. Bravo